Le troisième épisode de la série « Génération victimes » se concentre aujourd’hui sur un phénomène puissant : l’absence, simulée ou authentique, d’une quelconque culture permettant le recul, la prise de distance, et la mise en perspective de faits. Ce manque de culture se traduit à la fois par de la bêtise et une crédulité naïve, que ce soit chez les « victimes » ou parmi leur auditoire.
– Violez, violez, violez ! Je dis aux hommes : violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs.
Exaspéré, Alain Finkielkraut explose en une saillie ironique. Ce 13 novembre 2019, l’académicien est invité sur le plateau de l’émission « La grande confrontation » pour débattre autour du thème « »Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire ? ». Autour de la table, la militante Caroline de Haas (déjà citée dans l’épisode 2) se désole :
– Vous n’avez pas le droit de dire ça, monsieur Finkielkraut ! Ce n’est pas drôle […] Ce n’est pas du second degré. Ce n’est pas drôle.

Accusé de banaliser la culture du viol par la chef d’entreprise féministe, M. Finkielkraut a endossé la posture prêtée aux hommes sans discernement par Caroline de Haas à longueur d’interventions médiatiques, à savoir celle d’un violeur en puissance. Ce faisant, il a mis en lumière l’irréalisme d’un tel postulat -et donc du raisonnement de Mme de Haas- en utilisant cette bonne vieille ironie.
Le premier degré ou l’absence totale de distance avec les concepts
Vexée de voir la faiblesse de ses propos mis en lumière par ce procédé, Caroline de Haas riposte. Sitôt partie du plateau, elle mobilise son collectif #NousToutes, lequel publie le tweet suivant dès le lendemain :

Que cette compréhension littérale et grossière des propos de M. Finkielkraut soit feinte ou bien réelle n’est pas la question. En fait, les victimes et les collectifs qui les représentent adoptent sans sourciller la grille de lecture qui leur conviennent. Selon les intérêts qu’ils servent, ils sont capables de déceler les intentions les plus noires dans le propos le plus anodin… ou de percevoir l’ironie la plus évidente comme un appel au viol, littéralement.
Si l’on peut s’attendre à cela de la part de personnes peu cultivées, il est invraisemblable d’apprendre que 4 députés La France insoumise ont saisi sur la base des propos cités plus haut le Procureur de la République pour « provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre« , ou que des milliers d’internautes ont saisi le CSA (sans résultat).
La perte de sens du langage
Il n’y a pas avec ces personnes d’échange d’idées possible par le langage, et c’est un terrible postulat.
Autrefois instrument de la raison -le logos grec- permettant le débat autour de termes et d’acceptions partagées autour d’un éthos commun, le langage se vide de son sens. Chacun met dans un signifiant le signifié qu’il souhaite, et les faiseurs d’opinion -médias, politiques- sont prompts à accepter n’importe quelle définition d’un mot pour ne pas froisser leur interlocuteur (qui est déjà victime et ne tolèrera donc pas cette violente agression).
Le langage perd totalement sa fonction métalinguistique : conséquence logique d’une ère où le primat de l’émotion l’emporte totalement sur la force de la raison. « Chaque fois que le destinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent bien le même code, le discours est centré sur le code : il remplit une fonction métalinguistique« , écrivait Jakobson dans son Essai de linguistique générale.
Dans un système de victimocratie, plus besoin de métadiscursivité : chacun fait son marché et déforme les mots jusqu’à ce qu’ils rentrent dans les cases de ces idées. Parfois, par inculture crasse ; parfois, par cynisme militant.
Les trigger warnings : vaccins anti-culture pour fragiles
Connaissez-vous les trigger warnings ? Les trigger warnings (TW pour les initiés), ce sont ces avertissements écrits qui préviennent un auditeur ou un lecteur de son contenu afin de lui éviter de nouveaux traumatismes psychologiques. Vous en voyez désormais partout ou presque : avant des posts Facebook, sur Netflix, Disney Plus, pendant des cours sur des campus américains, au début de certains livres, etc.
Aux États-Unis, un site collaboratif nommé Book Trigger Warnings et créé en 2020 répertorie l’ensemble des livres pouvant motiver des trigger warnings. Comme le relève Charlie Hebdo, « on est loin des seuls « viol » ou « racisme », on y trouve « vomissement », « divorce », « infertilité »…« . J’aurais d’ailleurs pu mettre un TW sur la page d’accueil de ce blog : « Attention, la lecture sur écran peut abîmer les yeux. » Désolé.
Pour ce site, Les Misérables de Victor Hugo est ainsi réduit à ses TW : « sang« , « mort« , « violences avec armes« , et même… « maladie« . Dans un monde fragile peuplé de victimes traumatisées et paranoïaques, l’art et la culture ne doivent pas interpeller, magnifier, déranger, questionner ; ils ne sont que des outils au service de safe spaces lénifiants et iréniques, au sein desquels on n’apprend rien et on ne se confronte à rien, mais dans la bienveillance.
Conclusion : l’inculture, terreau idéal de la victimocratie
On saisit bien à travers ces exemples que la victimocratie est le fruit d’un manque total de culture, dans lequel on ne sait plus s’extirper du sens littéral des mots. Les figures de style, les canons de la rhétorique, les règles du débat, la transgression culturelle sont jetées aux oubliettes par des hordes incultes et (donc ?) fanatisées.
Comme le note Konrad Paul Liessmann dans son essai La haine de la culture, « la culture est une notion épineuse, qui ne se laisse pas réduire à des savoir-faire formalisés et à l’ambition d’en tirer d’éventuelles applications. Elle est toujours en prise directe avec des contenus concrets, mais aussi – horribile dictu – avec un savoir abstrait, c’est-à-dire avec le discernement et des attitudes porteuses de valeurs intrinsèques, qui permettent à l’homme d’être en relation avec lui-même et avec le monde d’une façon qui n’est pas entièrement soumise aux impératifs du temps et des modes.«

La maîtrise des mots et des idées devient une notion subsidiaire, et l’honnête homme se meurt dans l’indifférence générale. Dans le monde occidental du XXIe siècle, le discernement est une notion sacrifiée sur l’autel de l’émotion par inculture et trivialité de l’esprit. Dernier exemple en date : le dessin animé Blanche-Neige et la scène du baiser donné « sans consentement », représentation crue de violences sexuelles pour certains. Et demain, à qui le tour ?