Figure incontournable de la société occidentale du XXIème siècle, la victime est mise en valeur sitôt qu’elle se déclare comme telle. Peu importe la cause, sa véracité, ou son utilité sociale : la victime médiatisée serine sa grande douleur à qui veut l’entendre, et mobilise pour cela une dialectique systémique. Analyse.

Nous vivons une époque qui exalte la figure de la victime, sorte de héros au rabais dont les états d’âme bien souvent narcissiques et stériles sont au progrès social ce que EELV est à l’écologie : un repoussoir. Les combats les plus farfelus sont érigés en cause nationale, et le particulier est allègrement confondu avec le général. Tant mieux : bien souvent, le cri de la victime autoproclamée dissimule maladroitement des objectifs mercantiles. Pour vendre au plus grand nombre, il faut une dialectique rodée. Exemple avec Julien Dufresne-Lamy, « victime » de la perte de cheveux dont les propos illustrent à merveille cette mécanique communicationnelle.
Étape 1 : se définir comme victime, étape fondatrice
Il le raconte dans une interview au Monde : Julien Dufresne-Lamy a commencé à perdre ses cheveux à 22 ans. Le jeune homme, déjà doté d’une piètre estime de soi – il confie avoir passé son enfance et son adolescence à se considérer comme un « sous-homme« -, se rend compte de son alopécie naissante. Il le vit mal, déplorant que « les gens aujourd’hui ne considèrent pas ça comme une violence, comme une blessure« . Julien Dufresne-Lamy est « traumatisé« .
À ce stade, la sémantique victimaire prend forme, et les éléments de langage habituels sont presque déjà tous présents : traumatisme, blessure, absence d’empathie des contemporains. L’étape 2 peut commencer.
Étape 2 : susciter l’empathie
En effet, il faut encore susciter l’émotion, il faut allumer la flamme de l’empathie chez des contemporains qui en semblent dénués. Rien de tel pour cela que de décrire par le menu le poids insoutenable de la calvitie naissante sur la vie quotidienne. Et cela prend la forme classique d’une énumération, dont l’effet d’addition contribue à faire ployer les barrières d’indifférence de tous : ainsi, Julien Dufresne-Lamy passe plusieurs dizaines de minutes à se mettre du gel, évite les stations de métro ventées, et ne se baigne plus pendant 10 ans, comme l’indique Causeur, qui s’est coltiné son interview dans Brut.
L’on imagine alors la douleur de celui qui s’interdit un passage aux thermes, modifie son itinéraire de métro et finit par arriver en retard à son rendez-vous, ou fait des économies de bouts de chandelle pour se fournir en cire coiffante. Des contraintes étouffantes qui ne manqueront pas d’émouvoir ceux qui galèrent à boucler leurs fins de mois ou se font presque tuer pour une cigarette.
De plus, il n’y a pas de « remède » à la calvitie. L’inéluctabilité du phénomène rend Julien Dufresne-Lamy totalement impuissant ; il se rapproche à grands pas de la posture de victime ballottée par la violence du hasard cruel. Et la pose d’implants capillaires qu’il s’est fait faire n’est pas une solution, non : il s’agit sans là du geste d’un homme désespéré, geste qui ne change rien à son fardeau. Tout est désormais fin prêt pour l’étape 3.
Étape 3 : prendre son cas particulier pour une généralité
Une fois la posture de victime adoptée et l’empathie suscitée, il faut maintenant embarquer les masses dans son « combat ». Pour cela, il faut convaincre lors de vos saillies médiatiques que votre cas concerne un grand nombre de personnes. Ici, le chauve (plus chauve désormais, il faut suivre) aura la tâche plus aisée que d’autres types de victimes. En effet, 25 % des hommes sont concernés par la calvitie d’après l’IFOP, et ce taux monte à 1/3 chez les plus de 65 ans. Le cas de Dufresne-Lamy concerne bien un grand nombre d’hommes. Problème : ils ne geignent pas tous comme lui. Il faut donc faire preuve de souplesse vis-à-vis de l’honnêteté intellectuelle.
On se rend alors vite compte que monsieur J. décrit une douleur et des contraintes qu’il est seul à s’imposer. Sa grille de lecture misérabiliste, la victime la rend universelle. Il n’envisage même pas qu’un chauve puisse être aimé, trouvé bel homme, ou se satisfaire de sa condition. Ses états d’âme, tous les chauves les subissent selon lui. On convoque alors « le chauve », figure censément universelle désignée par l’article « le », généraliste et impersonnel. Pour Julien Dufresne-Lamy, « le chauve reste toujours un sous-homme, en tous cas il ne représente pas la puissance masculine« .
Et peu importe que plusieurs études massives (par exemple ici) montrent que les femmes accordent de l’importance à un homme plus grand qu’elles, soit gentil, ait un corps fin, soit intelligent ou ait un beau sourire. Julien s’est convaincu que le chauve est un sous-homme : c’est que le chauve est un sous-homme.
Posture de victime acquise, empathie suscitée, généralisation faite : le storytelling étant prêt, la dernière étape peut démarrer.
Étape 4 : monétiser ses tourments
Au diable la pudeur et la dignité : il faut maintenant délayer votre propos à grand renfort de figures de style et d’anecdotes cruelles, il faut débattre sur ce sujet majeur. Pour cela, rien ne vaut un livre. Il faut faire le portrait terrible d’un Sisyphe des temps modernes.
Justement, Julien Dufresne-Lamy est un auteur déjà publié, qui a trouvé en Flammarion un refuge assez délicat pour éditer ses turpitudes. Comme les livres s’échangent contre de l’argent, l’auteur va pouvoir tenter de gagner sa vie avec le récit de ses malheurs : il faut bien vivre.
Sur Amazon, la litanie chauvesque jouit cependant d’un succès modéré : « Antichute », l’ouvrage de monsieur J., se situe entre la 41ème et la 970ème meilleure vente selon la catégorie.