Les influenceurs, ou la modernité du dinosaure

Ils ont éclos en utilisant des moyens modernes de communication (YouTube, réseaux sociaux, analyse de données), mais promeuvent des pratiques et comportements d’un autre âge…

Capture d’écran francetvinfo.fr

Prenons le top 3 des Youtubeurs français en 2022 : Squeezie organise une course automobile sur le célèbre circuit du Mans avec 21 autres « célébrités du net » ; Norman Thavaud (Norman fait des vidéos) vient de sortir de garde à vue dans le cadre de l’enquête le visant pour « viol et corruption de mineur » ; Cyprien a publié le 6ème épisode (6 !) de sa série « Les pubs vs. la vie« , dans laquelle on peut voir un certain nombre de marques.

Engins polluants, histoires de cul, omniprésence de matériel et de marques, arnaques : les stars de la génération née après 2000 n’ont rien inventé. Harvey Weinstein, placements de produits, matérialisme exacerbé : tout cela existait bien avant eux. À certains égards, ils ne sont que les continuateurs d’un monde dont bien des aspects sont discutables. Drôle de paradoxe de la part de la « nouvelle génération » !

Des VRP au rabais : le consumérisme, coûte que coûte !

L’influenceur, tel que le définit Larousse, est une « personne qui, en raison de sa popularité et de son expertise dans un domaine donné (mode, par exemple), est capable d’influencer les pratiques de consommation des internautes par les idées qu’elle diffuse sur un blog ou tout autre support interactif« . Une définition qui inclut la plupart des influenceurs, y compris ceux qui ne savent rien faire (montrer ses fesses ou vendre ses pets ne requiert aucune compétence). Qu’ils parlent de jeux vidéo, de mode, ou d’autre chose, la plupart des influenceurs ne sont rien d’autre que les VRP d’entreprises plus ou moins connues.

Le modus operandi est le suivant : se faire connaître (créer l’image et le marché), puis nouer des partenariats (contractualiser) avec des marques, et enfin vous refourguer la camelote : pizzas, produits de maquillage, vêtements, parfum, services web, etc. En somme, des pratiques commerciales antédiluviennes pour esprits incapables de faire la part des choses entre la réalité et l’image qu’on renvoie.

Zoom sur les influencés

Parmi ces influencés, on peut imaginer deux moteurs majeurs les poussant à suivre untel ou unetelle. Le premier, c’est la part de rêve : quand n’importe quelle greluche (quel que soit son sexe) arrive à se faire filmer dans des habitations luxueuses, au volant de véhicules rares, portant des vêtements de grand couturier, les plus jeunes fantasment devant l’opulence et les paillettes. Oui, une vie de luxe est facile ! Oui, l’argent peut tomber du ciel sans faire d’efforts ! Oui, je peux m’incarner dans ce physique de rêve ! Et tant pis si tout est loué ou prêté temporairement par des marques intéressées par leur visibilité commerciale : l’essentiel est de donner la part de rêve.

Deuxième moteur possible, l’identification. Les influenceurs savent créer une connivence aussi naturelle que factice : autodérision, tutoiement, vocabulaire simple mêlant français, franglais ou arabe, vêtements sportswear et meubles Ikea comme tout le monde, évitement des sujets de fond (société, politique), … Des égéries cool, qui ressemblent à ce que vous connaissez déjà ! Naît alors une forme de confiance, condition indispensable à l’influenceur pour gagner sa vie : ce produit est génial ! Clique sur ce lien, tu verras ! Je suis jolie, mais je suis proche de toi : j’utilise juste des astuces simples, comme ce fond de teint !

Les influencés sont pourtant les dupes de personnes qui connaissent bien les règles du jeu, et gagnent leur vie de ce qu’ils font. En fait, ils payent le salaire de leurs chouchous en cliquant sur des liens, en rentrant les bons codes promo, ou en achetant des produits parce qu’ils n’ont pas fait la distinction entre publicité et création artistique.

Mêmes marionnettistes, mêmes ficelles, mêmes marionnettes

Comment alors des influenceurs jeunes peuvent-ils bénéficier d’une aura « jeune », « cool », « hype », « branchée », et autres adjectifs flatteurs ? Ils ne sont bien souvent que l’adaptation d’une vieille industrie aux codes dominants, codes définis à la fois par les mœurs de l’époque et la technologie. Une industrie qui veut toujours vous vendre des merdes manufacturées à bas coût dont vous n’avez pas besoin. Une industrie qui vous parle de « responsabilité » et de « protection de l’environnement » le cœur sur la main, tout en vous vantant des trajets dans un avion plein de kérosène pour aller prendre les mêmes photos que les autres Instagramers aux mêmes endroits. On a le prestige social qu’on mérite, et tant pis si cela endommage le lieu en question à force de surfréquentation (Santorin, Machu Picchu, etc.).

Une industrie qui n’a pas changé son logiciel depuis qu’on a compris que le sexe est un des moteurs puissants de l’humanité quand il s’agit de vendre n’importe quoi. Finalement, les fashionistas à la vulgarité outrancière et agressive se servent de leurs seins et de leurs fesses pour vendre : rien n’a changé, sauf que l’élégance et la subtilité ont disparu. Tant pis s’il est de mauvais ton de le dire. On arrive ainsi à lire des curiosités : dernièrement, Le Figaro Madame nous a gratifié d’un article sur la supporter croate Ivana Knoll intitulé « Décolleté vertigineux et minijupe au stade : Ivana Knoll, la supportrice croate qui affole le Qatar« . On n’y apprend rien, sauf que la demoiselle se sert de son physique pour vendre des canettes de quelque chose -dans une tenue qui laisse peu de place à l’imagination, cela va de soi. Les boomers libéraux qui lisent Le Figaro ont sans doute été bien contents que leur canard leur propose ce lien, eux qui brûlaient de savoir la biographie détaillée de la jeune femme et ses opinions politiques.

Capture d’écran du profil Instagram d’Ivana Knoll

Bref, les influenceurs utilisent les mêmes ficelles que le commercial en porte à porte d’antan, et vous vendent le même way of life fantasmé que dans les années 50 : insouciance, argent facile, matérialisme superflu. Sous le vernis de la modernité apparaissent des dinosaures œuvrant pour l’éternité de l’Anthropocène, des relais efficaces d’entreprises se foutant finalement allègrement de l’environnement ou de la progression morale de l’individu. Ils donnent à voir toujours le même imaginaire de sexe, de publicités, de matérialisme, le même humour consensuel et fondé sur une observation pseudo-sagace ou décalée des banalités du quotidien. Ils sont les maillons d’un système qui ne change absolument pas, dans lequel on parle désormais de « consommer mieux » ; mais qui ne remet jamais en cause la consommation comme rapport au monde, aux choses, aux autres.

Oui, les influenceurs sont des fossiles du monde d’avant. Et ce monde se battra pour continuer à exister ; fût-ce contre la logique, la protection de l’environnement, l’évolution et l’adaptation aux réalités du monde.

À vous d’oser penser par vous-même : sapere aude !

Amazon, Toufik, et la chèvre

Amazon a lancé cette année une campagne de communication mettant en lumière un de leurs salariés en France, Toufik. Le but : montrer que le géant du commerce en ligne américain se soucie du développement durable. Quitte à éviter les questions de fond…

Capture d’écran YouTube de la vidéo « Amazon – Toufik Responsable développement durable « on utilise même des chèvres… » (source ici).

L’histoire est belle : Toufik a la fibre écologique depuis qu’il a fait de la plongée dans le Var. « J’ai eu un vrai déclic« , confie dans la vidéo le Responsable du développement durable d’Amazon. Depuis, il a décidé de devenir « un vrai acteur du changement » (y aurait-il des faux acteurs ?) : lui et ses équipes ont réussi à doubler le taux de déchets recyclés entre novembre 2019 et novembre 2020 sur le site d’Orléans (d’après la vidéo Amazon ici).

Mais comment diable y parvenir ? Toufik cite une « intransigeance sur tous les détails, par exemple en séparant le carton des rouleaux de papier« , « en compressant les cartons » ou encore « en compostant nos déchets alimentaires« , images indiscutables à l’appui. Indiquant en prime : « On utilise même des chèvres pour faire de l’éco-pâturage » !

La page dédiée à cette campagne sur le site d’Amazon donne d’autres détails sur la stratégie globale de l’entreprise en matière de développement durable. Un message beau, responsable et écolo-friendly comme seuls les créatifs des agences de pubs savent en faire !

Mais la vraie question est ailleurs, et Amazon n’y répond pas plus que n’importe quelle entreprise « investie » et « responsable ».

A-t-on vraiment besoin de tout cela ?

Le quidam moyen est consumériste, il le sait s’il manifeste un tant soit peu de lucidité. En fait, toute la société occidentale l’est. On peut être partie prenante d’un phénomène sans l’ignorer pour autant. Ce phénomène, c’est l’ultraconsumérisme ! A-t-on vraiment besoin d’un nouveau téléphone tous les ans ? Acheter des produits de piètre qualité pour les remplacer quelques mois après est-il du développement durable ? Si l’on se fie aux nombreux rapports alarmistes du GIEC (repris par toute une cohorte de médias), la réponse est : non.

Le mode de vie occidental semble en inadéquation totale avec les capacités et ressources de la planète. Comme bon nombre d’autres entreprises se félicitant de préserver l’environnement avec des actions de « développement durable », Amazon ne voit pas -ou refuse de voir, selon la confiance que vous accordez à cette entreprise- que le problème réside fondamentalement dans la fabrication et la distribution de biens dont la plupart sont superflus.

« Une société qui survit en créant des besoins artificiels pour produire efficacement des biens de consommation inutiles ne paraît pas susceptible de répondre à long terme aux défis proposés par la dégradation de notre environnement« . Il y a 20 ans, Pierre Joliot-Curie percevait déjà cet état de fait dans son livre « La recherche passionnément ».

Dormez, braves gens…

En fait, ces « actions en faveur de l’environnement » ressemblent à des cataplasmes sur une jambe de bois. C’est tout un mode de vie qu’il faudrait revoir, et nous nous refusons à le faire par confort et conformisme. L’objectif final de n’importe quelle campagne d’entreprise en matière de développement durable est commercial : il faut montrer patte blanche aux clients qui pourraient sans cela ne plus acheter des produits par souci écologique. En recevant ces messages, lesdits clients se flattent alors d’être « éco-responsables » et évitent l’inconfort d’être placés dans la position du complice de génocide écologique.

Dans un sondage OpinionWay pour « Les Échos » et BNP Paribas réalisé en 2019, 53 % des Français se disaient prêts à « payer plus cher pour des produits issus d’une entreprise engagée ». Pourtant, ils étaient 60 % à acheter des marques qui ne sont pas particulièrement engagées et 64 % se disaient dubitatifs quant à l’impact réel de cet engagement sur l’environnement ou la justice sociale.

Ce mélange de bonne volonté naïve et de cynisme mercantile et consumériste a infusé dans la société occidentale et dans la culture d’entreprise, au point que salariés et clients finissent par croire qu’ils vont sauver la planète en consommant mieux -alors que ce sont les quantités et le type de produits consommés qui posent réellement problème.